COMMENTAIRES IV
Ici et
là-bas
Le lendemain de ma nuit de douleur, cela allait mieux. Merci.
Cette douleur était la mienne, ravageant ma gorge ; pas grave, mais la mienne. Je ne pouvais m’en défaire. Ma douleur restait avec moi comme une souris que l’on aurait enfermée dans mon scaphandre, moi cosmonaute, nous lancés dans une capsule qui doit faire plusieurs tours de la Terre avant de revenir. Il ne peut qu’attendre, le cosmonaute, et il sent la souris ici et là le long de son corps, elle est enfermée avec lui, il traverse l’espace et elle le traverse avec lui. Il n’y peut rien. Elle redescendra avec lui à l’heure dite, et d’ici là il ne peut qu’attendre.
Ma douleur au matin je ne la sentais plus. J’avais pris des antalgiques, des anti-inflammatoires, des vasomodificateurs, et ils l’avaient dissipée. La souris avait disparu de mon scaphandre, dissoute. Les antalgiques sont la grande gloire de la médecine. Et aussi les anti-inflammatoires, les antibiotiques et les psychotropes calmants. Faute de bien guérir les douleurs de vivre, la science produit les moyens de ne pas avoir mal. Les pharmaciens débitent par caisses, jour après jour, les moyens de ne pas réagir. Médecins et pharmaciens exhortent le patient à plus de patience, à toujours plus de patience. La priorité des sciences appliquées au corps est non pas de guérir mais de soulager. On aide celui qui se plaint à supporter ses réactions. On lui conseille la patience et le repos ; on lui administre des atténuateurs en attendant. On résoudra le mal ; mais plus tard. En attendant il faut se calmer, ne pas se mettre dans ces états-là ; dormir un peu pour continuer à vivre dans cet état désastreux.
Je mangeai les remèdes et le lendemain j’allais mieux. Merci.
Je n’avais plus mal grâce aux antalgiques. Mais tout va mal.
Tout va mal.
Je rendais visite à Salagnon une fois par semaine. J’allais prendre un cours de pinceau à Voracieux-les-Bredins. Prononcez le nom devant un Lyonnais et il frémit. Ce nom-là fait se rétracter, ou bien sourire, et dans ce sourire on se raconte des histoires.
Cette ville de tours et de pavillons se trouve à l’extrémité des lignes de transport. Après, les bus ne vont plus, la ville est finie. Le métro me posa devant la gare des bus. Les quais s’alignent sous des toits de plastique ternis par la lumière et la pluie. De gros numéros orange sur fond noir disent les destinations. Les bus pour Voracieux-les-Bredins ne partent que rarement. J’allai m’asseoir sur un siège décoloré, son fond tout griffé, adossé au paravent de verre étoilé d’un impact. Dans le merveilleux flottement antalgique je ne touchais pas tout à fait le sol. Le siège mal conçu ne m’y aidait pas ; trop profond, le bord trop haut, il relevait mes jambes et mes pieds effleuraient à peine le goudron incrusté de taches. L’inconfort du mobilier urbain n’est pas une erreur : l’inconfort décourage la station et favorise la fluidité. La fluidité est la condition de la vie moderne, sinon la ville meurt. Mais j’étais fluide en moi-même, gavé de psychosomatotropes, je touchais à peine à mon corps, mes yeux seuls flottaient au-dessus de mon siège.
J’étais loin de chez moi. À Voracieux-les-Bredins le gens comme moi ne vont pas. Du côté Est, la dernière station de métro est la porte de service de l’agglomération. Une foule pressée en sort, y entre, et ils ne me ressemblent pas. Ils me frôlaient sans me voir en flux pressé, tirant de gros bagages, tenant des enfants, guidant des poussettes dans le labyrinthe des quais. Ils marchaient seuls tête baissée ou en tout petits groupes très serrés. Ils ne me ressemblaient pas. J’étais réduit à mon œil, mon corps absent, sans contraintes car détaché de mon poids, déconnecté de mon tact, flottant dans ma peau. Nous ne nous ressemblons pas ; nous nous frôlons sans nous voir.
Tout autour de moi j’entendais parler, mais ce qu’ils disaient non plus je ne le comprenais pas. Ils parlaient trop fort, ils découpaient leurs dires en segments trop courts, en brèves exclamations qu’ils accentuaient d’étrange façon ; et quand je réalisais enfin qu’il s’agissait de français, je le voyais tout transformé. J’entendais autour de moi, moi dans un siège qui peinait à me contenir, un état de ma propre langue comme déformé d’échos. J’avais du mal à suivre cette musique-là, mais les antalgiques qui calmaient ma gorge m’exhortaient à l’indifférence. Dans quelle étrange caverne en plastique m’étais-je retrouvé ! Je n’y reconnaissais rien.
J’étais malade, sûrement contagieux, fiévreux encore et tout me paraissait étrange. Ils allaient, ils venaient, et je ne comprenais rien. Ils ne me ressemblaient pas. Tous ces gens qui passaient autour de moi se ressemblaient entre eux et ne me ressemblaient pas. Là où je vis, je perçois l’inverse : ceux que je croise me ressemblent et ils ne se ressemblent pas entre eux. Au centre, là où la ville mérite son nom, là où on est le plus sûr d’être soi, l’individu prime sur le groupe, je reconnais chacun, chacun est soi ; mais ici au bord c’est le groupe qui me saute aux yeux, et je confonds tous ses membres. Nous identifions toujours des groupes car c’est un besoin anthropologique. La classe sociale héréditaire se voit de loin, elle se porte sur le corps, elle se lit sur le visage. La ressemblance est une appartenance, et ici je n’appartiens pas. Je flotte dans mon siège-coque en attendant le bus, mes pieds ne touchent pas le sol, je ne vois que par mes yeux qui flottent sans plus rien savoir de mon corps. La pensée sans engagement du corps ne s’occupe plus que de ressemblances.
Eux se reconnaissaient, ils se saluaient, mais ce salut je ne le reconnaissais pas. Les garçons entre eux se frappaient les doigts, cognaient leurs poings selon des séquences dont je me demandais comment ils pouvaient les retenir. Des hommes plus âgés se prenaient la main avec componction et ensuite de l’autre bras s’attiraient l’un à l’autre, et s’embrassaient sans utiliser leurs lèvres. Quand ils saluaient avec moins d’effusion ils portaient la main qui venait de toucher l’autre à leur cœur, et ceci même ébauché produisait en moi une émotion capiteuse. Des jeunes gens instables attendaient les bus, ils formaient des groupes de bousculade, vacillant au bord du cercle qu’ils formaient, regardant vers l’extérieur et revenant vers eux en changeant de jambe, en ondulant des épaules. Les jeunes femmes passaient au large entre elles, ne saluant personne. Et quand l’une le faisait, quand une jeune fille de quinze ans saluait un garçon de quinze ans qui sortait de son groupe instable, elle le faisait d’une manière qui me stupéfiait, moi flottant au-dessus de mon siège-coque décoloré, touchant à peine le sol : elle lui serrait la main comme une femme d’affaires, la main bien droite au bout d’un bras tendu, et son corps n’y était pas, tout roidi pendant le contact avec la main d’un garçon. Et elle disait tout fort, à celles qui l’accompagnaient, que c’était un cousin ; assez fort pour que moi je l’entende, et tous ceux qui attendaient les bus de Voracieux-les-Bredins.
Je ne connais pas ces règles. Au bout du métro, on se salue autrement, alors comment vivre ensemble si les gestes qui permettent le contact ne sont pas les mêmes ?
Deux voiles noirs passèrent qui renfermaient des gens. Ils marchaient de conserve flottant au vent, cachant tout. Des gants satinés cachaient les doigts, seuls les yeux n’étaient pas couverts. Ils marchaient ensemble, ils passèrent devant moi, je ne pouvais pas plus voir en eux qu’à travers un morceau de nuit. Deux foulards avec des yeux traversèrent la gare des bus. Ce devaient être des femmes qu’il est interdit de voir. Mon regard les aurait déshonorées tant il contient de concupiscence. Car voir la forme des femmes aurait réveillé mon corps, m’aurait fait sentir ma solitude, l’inconfort de mon assise sur le siège-coque de plastique éraillé, m’aurait poussé à me lever, à toucher et embrasser cet autre que je voudrais comme moi-même. Ne pas les voir laisse mon corps en lui-même, insensible comme endormi, et tout consacré à d’abstraites computations. Le règne seul de la raison fait de moi un monstre.
Comment supporterais-je cet encombrement qu’est l’autre, si le désir que j’ai de lui ne me fait tout lui pardonner ? Comment vivre avec ceux que je croise si je ne peux les effleurer des yeux, les suivre des yeux, aimer et souhaiter leur passage, car simplement les voir réveille déjà mon corps ? Comment ? Si l’amour n’est pas possible entre nous, que reste-t-il ?
L’autre voilé d’un sac noir privatise un peu de l’espace de la rue. Il enferme de clôtures un peu de l’espace public. Il m’ôte de la place. Il occupe la place où je pourrais être ; et je ne peux que me cogner à lui, par maladresse, ou l’éviter en grognant, et il me fait perdre mon temps. L’autre que je ne peux plus contempler ne fait que me gêner. Il est de trop. Avec celui qui ne laisse rien paraître, je ne peux avoir que des rapports raisonnables, et rien n’est plus erratique que la raison. Que nous reste-t-il, si nous ne pouvons nous désirer, au moins du regard ? La violence ?
Les deux voiles noirs traversèrent les quais dans l’indifférence sans toucher personne. Ils consultèrent les horaires et montèrent dans un bus. Les voiles alors se soulevèrent et je vis mieux leurs pieds. L’un portait des chaussures de femme décorées de dorures, et l’autre des chaussures d’homme. Le bus démarra et je me réjouis de ne pas l’avoir pris. Je me réjouis de ne pas être enfermé dans un bus avec deux foulards obscurs, dont l’un portait des chaussures de femme et l’autre des chaussures d’homme. Le bus disparut dans l’échangeur et je ne sus pas ce qu’il advint par la suite. Rien, sûrement. Je repris un psychosomatotrope car ma tête recommençait de me faire mal, ma gorge ne supportait plus que j’avale. Je souffrais des muqueuses et du crâne. Je souffre de l’organe de la pensée et de l’organe du contact. Le voisinage devient douloureux, la proximité phobique, on se prend à rêver de ne plus avoir de voisin, de tout supprimer si ce n’est soi. La violence s’exerce à la surface de contact, là apparaît la douleur, de là se répand l’envie de destruction, à la même vitesse que la peur d’être détruit. Les muqueuses s’enflamment.
Pourquoi se dissimuler sous un si grand foulard ? Si ce n’est pour préparer de noirs desseins, pour annoncer la disparition des corps : par relégation ; par dénégation ; par la fosse commune.
Salagnon me sourit. Il prit ma main dans sa main, sa main tout à la fois douce et ferme, et il me sourit. Oh, ce sourire ! Pour ce sourire on lui pardonne tout. On oublie la dureté de ses traits, sa coiffure militaire, son regard froid, son passé terrible, on oublie tout le sang qu’il a sur les mains. Ce sourire qui adoucit ses lèvres quand il m’accueille efface tout. Au moment de son sourire, Victorien Salagnon est nu. Il ne dit rien, juste l’ouverture, et il permet l’entrée dans une pièce vide, dans une de ces merveilleuses pièces vides des appartements avant que l’on emménage, juste remplies du soleil. Ses traits secs flottent sur les os de son visage, rideau de soie devant une fenêtre ouverte, et le soleil derrière joue dans ses plis, une brise l’agite, elle porte jusqu’à moi les bruits heureux de la rue, le murmure des arbres ombreux pleins d’oiseaux.
Quand il serre ma main je suis prêt à entendre tout ce qu’il me dira. Moi je ne dirai rien. Le désir de ma langue est tout entier descendu dans mes mains, je n’ai plus d’autre désir de langage que de prendre entre mes doigts le pinceau, de le tremper dans l’encre, de le poser sur la feuille ; ma seule envie est un frémissement des mains, un désir physique d’accueillir le pinceau, et la première trace noire qui apparaîtra sur la feuille sera un soulagement, un relâchement de tout mon être, un soupir. Je voudrais qu’il me guide dans la voie de l’unique trait de pinceau, que je puisse me redresser, et déployer entre mes mains la splendeur de l’encre.
Cela ne dure pas, bien sûr ; de telles choses ne durent pas. Il m’ouvre et me salue, puis nos mains se séparent, son sourire s’efface et je rentre. Il me précède dans le couloir et je le suis, lorgnant au passage les cochonneries qu’il suspend aux murs.
Il décore par des tableaux les murs de sa maison. Il expose aussi d’autres objets. Le papier peint est si chargé, l’éclairage si sombre, que le couloir où il me précède ressemble au tunnel d’une grotte, les angles en apparaissent arrondis, et sur le fond de motifs répétés on ne distingue pas tout de suite ce qui pend. Dans ce couloir je ne m’arrête pas, je me contente de le suivre, j’ai identifié au passage un baromètre à aiguille bloqué sur « variable », une horloge à chiffres romains dont je compris après des mois que les aiguilles n’en bougeaient pas, et même une tête de chamois naturalisée dont je me suis demandé comment elle était arrivée là, s’il l’avait achetée – mais où ? –, s’il en avait hérité – mais de qui ? –, s’il l’avait tranchée lui-même sur une bête qu’il avait tuée – mais comment ? Je ne sais laquelle des trois possibilités me donnait le plus grand haut-le-cœur. Sinon, dans des cadres, dans d’horribles cadres en bois contournés et dorés, dormaient des paysages pseudo-hollandais très sombres dont il aurait fallu s’approcher pour en distinguer le sujet, et l’indigence, ou bien braillaient des vues provençales emplies de fausses joies et de discordances désagréables.
De Salagnon j’aurais imaginé autre chose pour son intérieur ; des bibelots asiatiques, une ambiance de casbah, ou alors rien, un vide blanc et des fenêtres sans rideau. J’aurais imaginé un intérieur en rapport avec lui-même, même un peu, même par petites touches, en rapport avec son histoire. Mais pas cette banalité poussée jusqu’à l’ivresse, jusqu’à l’étouffement. Si l’intérieur de chacun reflète son âme, comme on le prétend, alors Eurydice et Victorien Salagnon avaient le bon goût de ne rien laisser paraître.
Quand j’osai enfin lui désigner une misérable marine à l’huile dans un cadre de bois ciré, une vue de tempête sur une côte rocheuse, dont les rochers semblaient de la pierre ponce et les vagues des coagulats de résine (et je ne dis rien du ciel, qui ne ressemblait à rien), il se contenta d’un sourire désarmant.
« Ce n’est pas de moi.
— Vous aimez ça ?
— Non. C’est juste au mur. C’est la décoration. »
La décoration ! Cet homme dont le pinceau vibrait, dont le pinceau s’animait du souffle de l’être au moment où il le nourrissait d’encre, cet homme-là s’entourait de « décoration ». Il vivait dans des pièces décorées. Il reconstituait chez lui le catalogue d’une grande surface d’ameublement, d’il y a vingt ans, ou trente, je ne sais pas. Le temps n’avait pas d’importance, il était nié, il ne passait pas.
« Tu sais, ajouta-t-il. Ces peintures-là sont faites en Asie. Les Chinois depuis toujours excellent en la pratique, ils plient leur corps selon leur volonté, par polissage. Ils apprennent les gestes de la peinture à l’huile, et dans de grands ateliers ils produisent des paysages hollandais, anglais, ou provençaux, pour l’Occident. Plusieurs à la fois. Ils peignent mieux et plus vite que nos peintres du dimanche, et cela vient ici par cargo, roulé dans des containers.
« Ils sont fascinants ces tableaux : leur laideur n’appartient à personne, ni à ceux qui les font, ni à ceux qui les regardent. Cela repose tout le monde. J’ai été bien trop présent toute ma vie, j’ai été trop là ; j’en suis fatigué.
« La pensée des Chinois me fait du bien ; leur indifférence est un soin. Toute ma vie j’ai tourné autour de leur idéal, mais en Chine je n’ai jamais mis les pieds. Je n’ai vu la Chine qu’une fois, de loin. C’était la colline d’en face, de l’autre côté d’une rivière dont nous avions fait sauter le pont. Plusieurs camions Molotova brûlaient, et derrière la fumée de l’incendie je voyais ces collines abruptes couvertes de pins, exactement celles des peintures, entre des nuages qui dérivent. Mais ce jour-là, les nuages d’essence qui brûle étaient d’un noir trop profond, faute de goût. Je me disais : c’est donc cela la Chine ? c’est à deux pas, et je n’irai pas parce que j’ai fait sauter le pont. Je ne me suis pas attardé, parce qu’il fallait filer. On est rentré en courant pendant plusieurs jours. Un type qui était avec moi est mort de fatigue à l’arrivée. Vraiment mort ; on l’a enterré avec les honneurs.
— Vous n’exposez pas vos peintures ?
— Je ne vais pas mettre au mur quelque chose que j’ai fait. C’est fini. Ce qui reste de ces moments-là m’encombre.
— Vous n’avez jamais pensé à exposer, vendre, devenir peintre ?
— Je dessinais ce que je voyais, pour qu’Eurydice le voie. Quand elle l’avait vu, le dessin était fini. »
Quand nous entrâmes dans le salon, deux types nous attendaient ; et quand je les vis vautrés sur le canapé, l’absurdité du décor me dégoûta à nouveau. Comment pouvaient-ils vivre, elle et lui, dans cet ameublement factice ? Comment pouvaient-ils vivre, dans ce décor de série télé qui pourrait être du polystyrène découpé et peint ? À moins qu’ils ne veuillent plus rien savoir, ne plus rien dire, plus jamais.
Mais la ruse de la banalité n’était pas de taille devant la violence physique que dégageaient les deux types. Ils se vautraient sur le canapé comme deux familiers qui voulaient faire là comme chez eux. Sur le fond de mièvrerie des faux meubles, sur le fond d’imbécillité du papier peint, ils ressortaient comme deux adultes dans un mobilier d’école maternelle. Ils ne savaient pas où mettre leurs jambes, ils menaçaient par leur poids d’effondrer leur siège.
Le plus âgé ressemblait à Salagnon mais en plus gras et ses traits commençaient de s’affaisser malgré l’énergie qu’il mettait dans ses gestes. Je distinguais mal ses yeux car il portait des lunettes teintées, aux verres larges bordés d’un filet d’or. Derrière les parois verdâtres ses yeux allaient et venaient, poissons d’aquarium, et j’identifiais mal leur expression dissimulée de reflets. Tout dans sa tenue paraissait étrange : une veste ample à carreaux, une chemise au col trop large, une chaîne en or dans l’échancrure, un pantalon élargi en bas, des mocassins trop brillants. Il ressemblait à ce qu’avait été l’élégance tapageuse d’il y a trente ans, avec des couleurs qui n’existent plus, et on croyait vraiment la réapparition d’une image. Seule la déformation du canapé sous le poids de ses fesses assurait de sa présence.
L’autre avait trente ans tout au plus, il portait un blouson de cuir d’où sortait un petit ventre, les cheveux rasés sur son crâne rond, crâne posé sur un cou très large qui faisait des plis ; des plis devant, sous le menton quand il se penchait, et des plis derrière, sur la nuque quand il se redressait.
Salagnon nous présenta en restant évasif. Mariani, un vieil ami ; et un de ses gars. Moi, son élève ; son élève dans l’art du pinceau. Ce qui fit bien rire le type à la veste de 1972.
« L’art du pinceau ! Toujours dans tes ouvrages de dames, Salagnon ! Broderie et tricot : voilà comment tu occupes ta longue retraite plutôt que de nous rejoindre ? »
Il rit très fort comme s’il trouvait ça vraiment drôle, et son gars ricana en écho mais avec plus de méchanceté. Salagnon apporta quatre bières et des verres et Mariani au passage lui tapa les fesses.
« Jolie soubrette ! Déjà, dans le crapahut il se levait avant les autres et nous faisait le café. Il n’a pas changé. »
Le gars de Mariani ricana encore, attrapa une bouteille et, négligeant le verre avec affectation, il but directement au goulot. Il amorça un rot viril en me regardant droit dans les yeux, mais les vieux messieurs le foudroyèrent du regard et il le ravala, le fit disparaître à l’intérieur en marmonnant une excuse. Salagnon nous servit dans un silence qui me gênait, avec l’indifférence polie d’un maître de maison.
« Rassurez-vous, me dit enfin Mariani. Je le taquine depuis un demi-siècle. Ce sont des blagues entre nous qu’il ne supporterait de personne d’autre. Il me fait l’amitié de rester d’humeur égale quand je me laisse aller à ma bêtise naturelle. Il a pour moi l’indulgence que l’on accorde aux survivants.
— Et puis j’ai plusieurs siècles d’avance dans le domaine des outrances, ajouta Salagnon. Il m’a brancardé dans la forêt. Il m’a fait tellement mal en me portant que je l’ai couvert d’injures tout le temps où je n’étais pas évanoui.
— Le capitaine Salagnon a un vrai talent. Je n’y connais rien, mais il a un jour fait de moi un portrait alors que nous étions ensemble à veiller, en d’autres temps et en d’autres lieux ; et ce portrait qu’il a fait en quelques secondes sur la page d’un carnet, qu’il a détachée et qu’il m’a donnée, c’est la seule image de moi qui soit vraie. Je ne sais pas comment il fait, mais c’est ainsi. Il ne le sait peut-être pas lui-même. Je me moque de ses talents de salon, mais c’est juste pour me rattraper, pour lui renvoyer les injures du brancardage qui furent assez ordurières. Je n’ai aucun doute sur la force de caractère de mon ami Salagnon, il l’a assez prouvé. Son talent de peintre, c’est juste une étrangeté dans ces milieux et ces temps que nous avons fréquentés ensemble, et où l’on ne pratiquait pas beaucoup les arts. Comme s’il avait eu des boucles blondes parmi ces crânes rasés. Il n’y est pour rien, et cela ne change rien à la vigueur de son âme. »
Salagnon assis buvait au verre, ne disait rien. Il avait repris son masque d’os qui pouvait faire peur, qui ne montrait rien de plus qu’une feuille de papier froissée : l’absence de signes et le blanc préservé. Mais je voyais, juste visible pour qui saurait le voir, un mouvement sur ses lèvres fines ; je sentais l’ombre d’un sourire affleurer, comme l’ombre d’un nuage glisse sur le sol sans rien déranger, je voyais passer comme une ombre sur la chair, le sourire indulgent de celui qui laisse dire. Je pouvais le voir, je connaissais le moindre de ses gestes. J’avais observé jusqu’à m’en brouiller la vue tous les dessins qu’il avait bien voulu me montrer. Je connaissais chacun de ses mouvements car la peinture d’encre, bien plus que d’encre est faite de ceci : de mouvements intérieurs réalisés par des gestes. Et je les retrouvais tous sur son visage.
« Nous avions tous la plus grande estime pour Salagnon ; là-bas. »
Le gars de Mariani s’agita et remua sa bouteille. Les vieux messieurs se tournèrent vers lui en même temps, avec le même sourire sur leurs lèvres ridées. Ils prirent l’air attendri de ceux qui voient un jeune chien s’agiter dans son sommeil, et trahir par de légers coups de patte et des frémissements du dos les scènes de chasse qu’il vit en rêve.
« Eh oui, petit gars ! Là-bas ! s’exclama Mariani en lui tapotant la cuisse. Voilà un monde que tu n’as pas connu. Et vous non plus, d’ailleurs, continuait-il en me désignant, sans que je puisse identifier le sentiment de ses yeux derrière ses lunettes vertes.
— Tant mieux, dit Salagnon parce que là-bas on y laissait sa peau, de la façon la plus idiote ou la plus atroce. Et même ceux qui sont revenus ne sont pas revenus entiers. Là-bas, on perdait des membres, des morceaux de chair, des pans entiers de l’esprit. Tant mieux pour votre intégrité.
— Mais dommage, car dans votre vie il n’est rien qui ait pu servir de forge. Vous êtes intact comme au premier jour, on voit encore l’emballage d’origine. L’emballage protège, mais vivre emballé n’est pas une vie. »
L’autre s’agitait, l’air mauvais, mais sa posture restait empreinte de respect. Quand les deux papis s’arrêtèrent pour sourire largement et s’envoyer un clin d’œil, il put enfin en placer une.
« La vie de la rue, ça vaut bien vos colonies. » Il se recula dans les coussins pour apparaître plus important. « Je peux vous dire que ça décape, on sort vite fait de l’emballage. On apprend des trucs qu’on n’apprend pas aux écoles. »
Voilà qui était pour moi, mais je ne tenais pas à me mêler de ce genre de conversation.
« Tu n’as pas tort, dit Mariani, amusé qu’il montre les dents. La rue devient comme là-bas. La forge se rapproche, petit gars, bientôt tout le monde pourra faire ses preuves à domicile. On verra les forts et les mous, et ceux qui paraissent durs mais cassent au premier choc. Comme là-bas. »
L’autre fulminait et serrait les poings. La douce moquerie des deux messieurs le mettait en rage. Ils jouaient à l’exclure, mais à qui s’en prendre ? À eux, qui représentaient tout pour lui ? À moi, qui ne représentais rien, sinon l’ennemi de classe ? À lui-même, dont il ne savait pas exactement, faute d’épreuve, de quelle étoffe il était fait ?
« Nous sommes prêts, grogna-t-il.
— J’espère que je ne vous choque pas en tenant de tels propos, me dit Mariani, avec un rien de perversité. Mais la vie dans les territoires périphériques évolue bien différemment de ce que vous connaissez. Car c’est bien là que nous sommes : dans les territoires extérieurs. La loi n’est pas la même, la vie est différente. Mais vous évoluez aussi, car les centres-ville sont maintenant sillonnés de leurs bandes armées ; infiltrés, jour et nuit. Vous ne voyez pas qu’ils sont armés, mais ils le sont tous. Si on les fouillait, si les lois de notre république molle permettaient de les fouiller, on trouverait sur chacun un couteau, un cutter, et chez certains une arme à feu. Quand la police nous lâchera, quand elle se repliera et laissera aller les territoires à vau-l’eau, comme nous l’avons fait là-bas, vous serez seuls, comme étaient seuls et cernés ceux que là-bas nous venions défendre. Nous sommes colonisés, jeune homme. »
Bien calé dans les coussins aplatis, son gars à côté de lui hochait la tête, sans rien oser ajouter car il retenait un rot, soulignant chaque idée-force d’une bonne gorgée de bière.
« Nous sommes colonisés. Il faut dire le mot. Il faut avoir le courage du mot car c’est celui qui convient. Personne n’ose l’utiliser mais il décrit exactement notre situation : nous sommes dans une situation coloniale, et nous sommes les colonisés. Cela devait arriver à force de reculer. Tu te souviens, Salagnon, quand on se tirait dans les bois avec les Viets au cul ? Il fallait laisser le poste, sous peine d’y passer, et nous l’avons laissé en courant. À l’époque, une bonne retraite sans trop de casse nous apparaissait comme une victoire, et cela pouvait mériter une médaille. Mais il faut appeler les choses par leur nom : il s’agissait d’une fuite. Nous avons fui, les Viets au cul, et nous sommes encore en fuite. Nous sommes presque au centre maintenant, au cœur même de nous-mêmes, et nous sommes toujours en fuite. Les centres-ville sont devenus les casemates de notre camp retranché. Mais quand je m’y promène, au centre-ville, quand je me promène au cœur de nous-mêmes, en me cachant les yeux comme tout le monde pour ne pas voir, quand je me promène en ville, j’entends. J’entends avec mes oreilles qui restent libres parce que je n’ai pas assez de mains pour tout fermer. Est-ce du français ? Du français tel que je devrais l’entendre en me promenant au cœur même de nous-mêmes ? Non, j’entends autre chose. J’entends le son de là-bas qui éclate avec arrogance. J’entends le français qui est moi-même en une version maltraitée, dégradée, à peine compréhensible. C’est pour cela qu’il faut employer les bons mots, car c’est à l’oreille que l’on juge. Et à l’oreille, il est bien clair que nous ne sommes déjà plus chez nous. Écoutez. La France se replie, elle se déglingue, on en juge à l’oreille ; seulement à l’oreille parce qu’on ne veut plus rien voir.
« Mais je vais arrêter. L’heure passe et ta bourgeoise ne va pas tarder. Je ne veux pas d’ennuis, et ne pas t’en attirer non plus. Nous allons vous laisser à vos cours de tricot. »
Il se leva avec un peu de peine, défroissa sa veste, et derrière le vitrage vert de ses lunettes ses yeux paraissaient fatigués. Son gars se leva brusquement et resta debout à côté de lui, il l’attendait avec respect.
« Tu te souviens de tout, Salagnon ?
— Tu le sais bien. Si je finis par mourir, on m’enterrera avec mes souvenirs. Il n’en manquera pas un.
— Nous avons besoin de toi. Quand tu te décideras à laisser tes ouvrages de dames pour revenir à des tâches dignes de toi, rejoins-nous. Il nous faut des types énergiques qui se souviennent de tout pour encadrer les jeunes. Pour que rien ne soit oublié. »
Salagnon acquiesça des paupières, ce qui est très doux et très vague. Il lui serra longuement la main. Il montrait qu’il serait toujours là ; pour quoi au juste, il ne le précisait pas. L’autre, il lui toucha la main en le regardant à peine. Quand ils furent partis je respirai mieux. Je m’adossai au fauteuil de velours, finis ma bière ; je laissai aller mon regard sur cet ameublement d’une laideur consciencieuse, dépourvu de toute âme. Les coussins de velours râpaient, ses fauteuils n’offraient aucun confort ; ils n’étaient pas là pour ça.
« Le paranoïaque et son chien, dis-je comme on crache.
— Ne dis pas ça.
— Il y en a un qui délire et l’autre qui aboie. Et celui-ci ne demande qu’à obéir. Ce sont vos amis ?
— Juste Mariani.
— Drôle d’ami qui tient de tels discours.
— Mariani est un drôle d’ami. Il est le seul de mes amis qui ne soit pas mort. Ils mouraient au fur et à mesure, et pas lui. Alors je dois à tous les autres de lui rester fidèle. Quand il vient, je le nourris, je lui sers à boire et à manger pour qu’il se taise. Je préfère qu’il avale plutôt que d’éructer. C’est une chance que nous n’ayons qu’un seul organe pour tout faire. Mais en ta présence il est reparti pour un tour. Il est très sensible, Mariani, il a détecté en toi ton origine.
— Mon origine ?
— Classe moyenne éduquée, volontairement aveugle aux différences.
— Je ne comprends pas cette histoire de différences.
— C’est ce que je dis. Mais il en rajoute devant toi. Sinon c’est un type intelligent, capable de profondeur.
— Ce n’est pas l’impression qu’il donne.
— Je sais, hélas. Il n’a jamais tué que ceux qui lui avaient d’abord tiré dessus. Mais il s’entourait de chiens qui avaient du sang jusqu’aux coudes, qui guettaient dans son regard quand ils devaient égorger. Il y a quelque chose de fou en Mariani. En Asie il s’est fait un accroc, il s’est déchiré de l’intérieur, un fil a rompu. Il serait un homme délicieux s’il était resté chez nous. Mais il est parti là-bas, et là-bas et il n’a pas supporté la division des races. Il est parti là-bas les armes à la main, et quelque chose s’est rompu, qui a eu pour lui l’effet d’une prise d’amphétamines. Il n’est pas redescendu, cela a fait un trou dans son âme, et depuis ce trou ne fait que s’agrandir, il ne voit plus qu’à travers ce trou-là, à travers le trou de la différence des races. Ce que nous avons vécu là-bas pouvait rompre les toiles les plus solides.
— Pas vous ?
— Je dessinais. C’était comme recoudre ce que les événements déchiraient. Enfin c’est ce que je me dis maintenant. Il y avait toujours une part de moi qui n’était pas tout à fait là ; cette part que je gardais absente, je lui dois la vie. Lui, il n’est pas revenu entier. Je suis fidèle à ceux qui ne sont pas revenus, parce que j’étais avec eux.
— Je ne comprends pas. »
Il s’arrêta de parler ; il se leva et se mit à marcher dans son salon idiot. Il marchait les mains dans le dos en bougeant les mâchoires, comme s’il marmonnait, et cela faisait trembler ses vieilles joues et son vieux cou. Il s’arrêta brusquement devant moi et me regarda dans les yeux, de ses yeux très clairs dont la couleur était la transparence.
« Tu sais, cela tient à un seul geste. Un moment très précis, qui ne se reproduira pas, peut fonder une amitié pour toujours. Mariani, il m’a brancardé dans la forêt. J’étais blessé, je ne pouvais pas marcher, alors il m’a porté dans la forêt du Tonkin. Les forêts là-bas ont une sacrée pente, et il les a traversées avec moi sur le dos, et avec les Viets au cul. Il m’a emmené jusqu’au fleuve et nous avons été sauvés tous les deux. Tu ne sais pas ce que cela signifie. Lève-toi. »
Je me levai ; il s’approcha.
« Porte-moi. »
Je devais avoir l’air stupide. Maigre, même grand, il ne pesait sûrement pas bien lourd ; mais je n’avais jamais porté un adulte, jamais porté un homme, jamais porté quelqu’un que je ne connaissais pas si bien… Mais je m’embrouille : simplement, je n’avais jamais fait ce qu’il me demandait là.
« Porte-moi. »
Alors je le pris dans mes bras et le portai. Je le tenais en travers de mon torse, il passa un bras autour de mes épaules, ses pieds pendaient. Sa tête reposait sur ma poitrine. Il n’était pas trop lourd mais j’en étais tout envahi.
« Emmène-moi dans le jardin. »
J’allai où il me dit. Ses pieds ballaient, je traversai le salon, le couloir, j’ouvris les portes du coude, il ne m’aida pas. Il pesait. Il m’encombrait.
« Là-bas, nous ramenions nos morts, me dit-il tout près de mon oreille. Les morts c’est lourd et inutile, mais nous tâchions de les ramener. Et nous ne laissions jamais nos blessés. Eux non plus. »
La porte d’entrée ne fut pas facile à ouvrir. Je trébuchai un peu sur les marches du perron. Je sentais ses os dépasser de sa peau, contre mes bras, contre mon torse. Je sentais sa peau de vieillard glisser sous mes doigts, je sentais son odeur de vieil homme fatigué. Sa tête ne pesait rien.
« Ce n’est pas rien que de porter, et d’être porté », me dit-il tout près de moi.
Dans l’allée centrale de son jardin j’avais l’air idiot avec lui en travers de mes bras, sa tête au creux de ma poitrine. Il pesait lourd finalement.
« Imagine que tu doives me ramener chez toi, et à pied ; imagine ceci pendant des heures, dans une forêt sans chemins. Et si tu échoues, les types qui te poursuivent te tuent ; et me tuent aussi. »
Le portail grinça et Eurydice entra dans le jardin. Les portails grincent car il est bien rare que l’on prenne le temps de les graisser. Elle portait un cabas d’où dépassait un pain, elle marchait bien droite à grands pas et s’arrêta devant nous. Je déposai Salagnon.
« Vous faites quoi ?
— Je lui explique Mariani.
— Ce con ? Il est encore venu ?
— Il a pris soin de partir avant que tu ne rentres.
— Il a bien fait. À cause de types comme lui, j’ai tout perdu. J’ai perdu mon enfance, mon père, ma rue, mon histoire, tout ça à cause de l’obsession de la race. Alors quand je les vois réapparaître en France, je flambe.
— C’est une Kaloyannis de Bab el-Oued, dit Salagnon. Formée à l’invective de rue, d’une fenêtre à l’autre. Elle connaît des grossièretés que tu n’imagines pas. Et quand elle s’énerve, elle en invente.
— Mariani fait bien de ne pas me croiser. Qu’il aille finir ses guerres ailleurs. »
Son cabas rempli de légumes à la main, bien droite, elle rentra, et elle referma la porte avec une énergie juste en dessous du claquement, mais à peine. Salagnon me tapota l’épaule.
« Détends-toi. Cela s’est bien passé. Tu m’as porté dans mon jardin sans me laisser tomber, et tu as échappé à la tigresse de Bab el-Oued. C’est une journée enrichissante dont tu es sorti vivant.
— Mariani, je veux bien comprendre, mais qu’est-ce qu’il traîne avec ce genre de types ?
— Celui qui rote ? Il est des GAFFES, le Groupe d’Autodéfense des Français Fiers d’Être de Souche. Mariani est le responsable local. Et il a ses chiens autour de lui, comme là-bas.
— Mariani avec un i ? De souche ? dis-je avec l’ironie dont on use dans ces cas-là.
— La physiologie de la souche est complexe.
— On n’est pas des arbres.
— Peut-être, mais la souche s’entend. Cela se lit, cela se sait. L’appréciation de la souche procède d’un jugement très fin qu’il est impossible d’expliquer à celui qui ne le sentirait pas.
— Si on ne peut pas l’expliquer, c’est n’importe quoi.
— Ce qui est vraiment important ne s’explique pas. On se contente de le sentir, et de vivre avec ceux qui sentent pareil. La souche, c’est une question d’oreille.
— Alors je n’ai pas d’oreille ?
— Non. Question de mode de vie. Tu vis tellement parmi tes semblables que tu es aveugle aux différences. Comme Mariani avant qu’il parte. Mais que ferais-tu si tu vivais ici ? Ou si tu étais parti là-bas ? Le sais-tu à l’avance ? On ne sait pas ce qu’on devient quand on est vraiment ailleurs.
— Les racines, les souches, ce sont des imbécillités. L’arbre généalogique, c’est une image.
— Sûrement. Mais Mariani est comme ça. Une part de lui est folle, et une autre part de lui m’a porté. Juger les gens d’un seul trait, je ne sais le faire qu’au pinceau. À la guerre j’y arrivais aussi ; c’était simple et sans fioritures : nous et eux. Et dans le doute, on tranchait ; cela occasionnait quelques dégâts, mais c’était simple. Dans la vie en paix où nous sommes revenus, ce ne peut être aussi simple, à moins d’être injustes, et de détruire la paix. Voilà pourquoi certains voudraient revenir à la guerre. Tu ne veux pas que nous allions peindre, plutôt ? »
Il me prit par le bras et nous rentrâmes.
Ce jour-là il m’apprit à choisir la taille de mon pinceau. Il m’apprit à choisir l’encombrement de la trace que je laisserais sur la feuille. Cela ne nécessite pas de réfléchir, cela peut se confondre avec le geste de tendre la main vers l’outil, mais ce que l’on choisit est le rythme auquel on se tiendra. Il m’apprit à choisir la taille de mes traits ; il m’apprit à décider l’échelle de mon action dans l’étendue du dessin.
Il me le dit plus simplement. Il me faisait faire, et je comprenais que l’usage de l’encre est une pratique musicale, une danse de la main mais aussi de tout le corps, l’expression d’un rythme bien plus profond que moi.
Pour peindre à l’encre, on utilise de l’encre, et l’encre n’est rien d’autre que noire, un abolissement brutal de la lumière, son extinction tout au long de la trace du pinceau. Le pinceau trace le noir ; le blanc apparaît dans le même geste. L’apparition du blanc est exactement simultanée de celle du noir. Le pinceau chargé d’encre trace une masse sombre en la laissant derrière lui, il trace aussi le blanc en le laissant apparaître. Le rythme qui unit les deux dépend de la taille du pinceau. La quantité de poils et la quantité d’encre donnent l’épaisseur de la touche. Celle-ci encombre la feuille d’une certaine façon, et c’est la taille du pinceau qui règle l’équilibre entre le noir tracé et le blanc laissé, entre la trace que je fais et l’écho que je ne fais pas, qui existe tout autant.
Il m’apprit que le papier encore intact n’est pas blanc : il est tout autant noir que blanc, il n’est rien, il est tout, il est le monde encore sans soi. Le choix de la taille du pinceau est celui du tempo que l’on suivra, celui de l’encombrement que l’on s’accorde, celui de la largeur de la voie que suivra notre souffle. On peut maintenant quitter l’impersonnel, passer du « on » au « nous », et bientôt je dirais « je ».
Il m’apprit que les Chinois utilisent un seul pinceau conique, et choisissent à chaque instant le poids qu’ils lui appliquent. La logique est la même car appuyer ne diffère pas d’encombrer. D’un creusement du poignet ils choisissent à chaque instant l’intensité de la présence, à chaque instant l’échelle de l’action.
« J’ai vu dans Hanoï pendant la guerre, me dit-il, un de ces peintres démiurgiques. Il n’utilisait qu’un seul pinceau et une goutte d’encre dans une écuelle de stéatite. De ces outils minuscules il tirait la puissance et la diversité d’un orchestre symphonique. Il affectait de vouer un culte à son pinceau, qu’il baignait longuement d’eau claire après usage et couchait ensuite dans une boîte rembourrée de soie. Il lui parlait et prétendait n’avoir pas de meilleur ami. Je l’ai cru quelque temps mais il se moquait de moi. J’ai compris enfin que son seul instrument était lui-même, et plus exactement le choix qu’il faisait à chaque instant de l’ampleur qu’il s’accordait. Il connaissait exactement sa place, et la modulation très sûre de celle-ci était le dessin. »
Nous peignîmes jusqu’à n’en plus pouvoir. Nous peignions à deux et lui m’enseignait comment faire. C’est-à-dire que j’agissais par l’encre et le pinceau, et lui par l’œil et la voix. Il jugeait du résultat de mes gestes, et je recommençais ; cela n’avait pas de raison de finir. Quand je réalisai l’état de fatigue que j’avais atteint, le milieu de la nuit était bien passé. Mon pinceau n’étalait l’encre que pour tacher le papier, je n’atteignais plus à aucune forme. Il ne disait plus que oui, ou non, et sur la fin seulement non. Je résolus de rentrer chez moi, mon corps ne suivait plus mes désirs, voulait s’allonger et dormir malgré cet appétit d’encre qui aurait voulu poursuivre encore, et encore.
Au moment où je partis, il me sourit, et ses sourires me suffiraient pour ma vie entière. Au moment de partir, il me sourit encore comme au moment de m’accueillir, et cela m’allait. Il m’ouvrait ses yeux très clairs qui n’avaient d’autre couleur que la transparence, il me laissait venir à lui, il me laissait voir en lui, et j’y allais sans me demander où ; j’en revenais sans rien rapporter, sans même avoir rien vu, mais cet accès qu’il m’offrait à lui me comblait. Ce sourire-là qu’il m’offrait aux moments de mon arrivée et de mon départ ouvrait devant moi toute grande la porte d’une pièce vide. La lumière y entrait sans obstacles, j’y avais la place, cela m’agrandissait le monde. Il me suffisait de voir devant moi l’ouverture de cette porte ; cela me suffisait.
Je sortis dans les rues de Voracieux-les-Bredins. Des pensées confuses jaillirent en moi sur lesquelles je n’avais pas de prise ; je les laissai. Je pensais tout en marchant à Perceval le chevalier niaiseux, qui faisait ce qu’on lui disait de faire, car à tout ce qu’on pouvait lui avoir dit, il croyait dur comme fer.
Pourquoi y pensai-je ? À cause de cette pièce vide tout occupée de lumière, à laquelle m’ouvrait le sourire de Victorien Salagnon. Je restais sur le seuil et j’en étais heureux sans rien comprendre. Le Conte du Graal ne parle que de cet instant : il le prépare et l’attend, il l’élude au moment de le vivre, et ensuite le regrette et le cherche à nouveau. Que s’est-il passé ? Par le plus grand des hasards, Perceval qui ne comprend rien parvint jusqu’au Roi Pêcheur. Celui-ci pêchait de ses propres mains car il n’était plus rien d’autre qui l’amusât encore ; il pêchait dans une rivière que l’on ne peut franchir, à l’aide d’une ligne qu’il appâtait d’un poisson brillant, pas plus gros qu’un tout petit vairon. Hors de cette barque avec laquelle il pêchait sur la rivière que l’on ne franchit pas, il ne pouvait marcher. Pour regagner sa chambre, quatre serviteurs alertes et robustes saisissaient les quatre coins de la couverture où il se tenait assis, et on l’emportait ainsi. Il ne marchait plus de lui-même car un javelot l’avait blessé entre les deux hanches. Il ne faisait plus que pêcher, et il invita Perceval en son château que l’on ne voit pas de loin.
Perceval le niaiseux était devenu chevalier sans rien comprendre. Sa mère lui cachait tout de peur qu’il ne s’éloigne. Son père et ses frères furent blessés et moururent. Lui devint chevalier sans rien savoir. Il parvint au château que l’on ne voit pas et le Graal lui fut montré sans qu’il le sache. Pendant qu’il parlait au Roi Pêcheur, pendant qu’ils mangeaient ensemble, passèrent devant eux dans le plus grand silence des jeunes gens portant de très beaux objets. L’un, une lance, et il sortait de son fer une goutte de sang qui jamais ne sèche ; l’autre, un grand plat qui agréait à qui s’en sert tant il est large et profond, et dans lequel on sert les viandes précieuses avec leur jus. Ils traversèrent lentement la pièce sans rien dire, et Perceval les regardait sans comprendre, et il ne demanda pas qui ils allaient ainsi servir, qui était celui qu’il ne voyait pas. On lui avait appris à ne pas trop parler. Le moment fut un aboutissement, il me verrait jamais le Saint Vaisseau de plus près, mais il ne le sut pas car il n’avait rien demandé.
Je pensais dans les rues de Voracieux-les-Bredins à Perceval le niaiseux, le chevalier absurde qui n’est jamais à sa place car il ne comprend rien. Pour tout autre, le monde est encombré d’objets, mais pour lui il est ouvert car il ne les comprend pas. Il ne connaît du monde que ce qu’en a dit sa mère, et elle ne lui a rien dit de peur de le perdre. Il est simplement empli de joie. Et rien ne le dérange, rien ne lui fait obstacle, rien ne l’empêche d’aller. Je pensais à lui car Victorien Salagnon s’était ouvert à moi, et j’avais vu sans rien voir, et cela m’avait rempli de joie sans rien demander. Peut-être cela pouvait-il suffire, me disais-je en marchant.
J’allai à l’abribus sur l’avenue, pour attendre le premier bus du matin qui ne tarderait pas. Je m’assis sur le banc de plastique, je m’adossai à la cage vitrée, je somnolai dans l’air froid d’une nuit qui lentement s’évaporait.
J’aspirais à manier un pinceau énorme sur une toute petite feuille. Un pinceau dont le manche serait fait d’un tronc, et les poils de plusieurs paquets de crin solidement assemblés. Il serait plus grand que moi et, trempé dans l’encre, dont il aurait absorbé tout un seau, il pèserait plus que je ne peux porter. Il faudrait des cordes et des poulies accrochées au plafond pour le manier. Avec cet énorme pinceau je pourrais d’un seul trait couvrir la toute petite feuille, et on distinguerait à peine la trace d’un geste à l’intérieur du noir. L’événement du tableau serait ce mouvement difficile à voir. La force emplirait tout.
Je rouvris les yeux, brusquement comme si je tombais. Devant moi passaient sans faire de bruit les engins d’une colonne blindée. En me levant j’aurais pu effleurer de la main leurs flancs métalliques, et leurs gros pneus à l’épreuve des balles aussi hauts que moi.
Ils me surplombaient, les engins de la colonne blindée, ils passaient sans autres bruits que l’écrasement de gravillons et le ronron de feutre des gros moteurs au ralenti, ils avançaient bien en ligne dans l’avenue de Voracieux-les-Bredins, trop large comme le sont les avenues là-bas, vides au petit matin, des engins bleus aux vitres grillagées suivis de camionnettes chargées de policiers, traînant chacune des carrioles, contenant sans doute le matériel lourd du maintien de l’ordre. La colonne se scindait en passant devant les barres d’habitation, une partie s’arrêtait, le reste continuait. Quelques véhicules vinrent se ranger en face de l’abribus où j’attendais que la nuit se dissipe. Les policiers militarisés descendirent, ils portaient le casque, des armes proéminentes, et le bouclier. Leurs protections de jambes et d’épaules modifiaient leur silhouette, leur donnant une stature d’hommes d’armes dans la pénombre métallique du tout petit matin. L’un tenait sur son épaule un gros cylindre noir à poignées avec lequel on défonce les portes. Devant l’entrée d’une barre ils attendaient. Plusieurs voitures arrivèrent, se garèrent précipitamment, et sortirent des hommes en civil portant des appareils photo et des caméras. Ils rejoignirent les policiers et attendirent avec eux. Des flashes tranchèrent par éclats la lumière orange de réverbères. Une lampe au-dessus d’une caméra fut allumée, un ordre bref la fit s’éteindre. Ils attendaient.
Quand le premier bus vint enfin me prendre, il était déjà plein de gens modestes qui partaient au travail en somnolant. Je trouvai une place et m’endormis ainsi, tête contre la vitre ; il me déposa devant le métro vingt minutes plus tard. Je rentrai chez moi.
La suite je l’appris par la presse. À l’heure légale très précisément constatée d’importantes forces de police avaient effectué un vaste coup de filet dans un quartier sensible. Des individus connus des services de police, des jeunes gens pour la plupart habitant chez leurs parents, avaient été surpris au saut du lit. Les groupes d’intervention avaient surgi dans le salon familial, puis dans leur chambre, après avoir fait sauter la porte. Personne n’avait eu le temps de fuir. L’affaire avait été vite bouclée, malgré quelques échauffourées domestiques, des injures bien senties, des gifles pour calmer, un peu de bris de vaisselle et des hurlements féminins très aigus, de mères et grands-mères essentiellement mais les plus jeunes filles s’y mettaient aussi. Des imprécations avaient jailli dans les montées d’escalier et par les fenêtres. Les suspects menottés avait été rapidement emportés, de gré pour la plupart, de force quand il avait fallu. Des cailloux tombèrent de nulle part. Dans un bruissement de polycarbonate rigide, les policiers relevèrent tous ensemble leur bouclier. Les projectiles rebondirent. On s’attroupait à distance, en tenue de nuit ou déjà en survêtement. Des lacrymogènes éclatèrent dans les appartements, que l’on dut évacuer. Les forces engagées se retirèrent en bon ordre. Ils emmenaient des jeunes gens portant babouches, pantoufles, baskets délacées. Ils les firent monter dans les véhicules en leur baissant la tête. Une machine à laver bascula d’une fenêtre et s’écrasa avec le choc sourd du contrepoids qui s’enfonça dans le sol ; le bruit de tôle fit sursauter tout le monde mais personne ne fut blessé ; du tuyau arraché répandu au sol coulait encore de l’eau savonneuse. Ils reculaient au ralenti, les hommes à pied se retiraient toujours en ligne derrière leurs boucliers ajustés, les gens dissimulés dans la pénombre confuse n’approchaient pas, frappaient au passage le flanc des engins blindés qui roulaient au pas. Les suspects appréhendés furent confiés à la justice. La presse – prévenue on ne sait comment – rapporta des images et décrivit les faits. On se concentra sur la présence de la presse. On ne commentait rien, sinon la présence de la presse. On se scandalisait de la mise en spectacle. On fut contre, on s’en accommodait, mais aux faits, personne ne trouva à redire. Tous furent relâchés le lendemain ; on n’avait rien trouvé.
Personne ne fit remarquer la militarisation du maintien de l’ordre. Personne n’eut l’air de remarquer les colonnes blindées qui au petit matin entrent dans les quartiers insoumis. Personne ne s’étonna de l’usage de la colonne blindée en France. On aurait pu en parler. On aurait pu en discuter, moralement : est-il bon que la police militarisée jaillisse dans un appartement après en avoir brisé la porte, pour se saisir de sales gosses ? Est-il bien de brutaliser tout le monde, d’en arrêter beaucoup, et de les relâcher tous car rien de bien grave ne pouvait leur être reproché ? Je dis « bon », et « bien », car la discussion devrait avoir lieu au niveau le plus fondamental.
On pourrait discuter la pratique : nous connaissons bien la colonne blindée ; cela explique que personne ne la remarque. Les guerres menées là-bas nous les menions ainsi, et nous les avons perdues par la pratique de la colonne blindée. Par le blindage nous nous sentions protégés. Nous avons brutalisé tout le monde ; nous en avons tué beaucoup ; et nous avons perdu les guerres. Toutes. Nous.
Les policiers sont jeunes, très jeunes. On envoie des jeunes gens en colonnes blindées reprendre le contrôle de zones interdites. Ils font des dégâts et repartent. Comme là-bas. L’art de la guerre ne change pas.